Janvier 2023

Est-ce aux entreprises et à la finance de dire ce qui est bien et ce qui est mal ?

Curieuse question… dont certains diront que la réponse a été … « oui » depuis de (trop ?) nombreuses années !

Face aux enjeux climatiques, et notamment depuis la COP21, le fameux accord de Paris, les Etats se sont engagés à abaisser leurs émissions de gaz à effet de serre (GES). Comment ? Essentiellement en demandant aux entreprises de le faire à leur place. Et comment s’en assurer ? En faisant en sorte que « la finance » fasse le travail. Plutôt que d’imposer, l’idée a été de demander au capitalisme de s’organiser pour faire pression sur le système pour qu’il s’améliore.

Les acteurs financiers, à la faveur d’une réglementation financière et bancaire en évolution, se sont mis en marche. La réglementation a d’abord demandé un suivi du sujet. Par exemple l’article 173 de la Loi sur la Transition Energétique de 2015 en France « invitait » les sociétés de gestion de portefeuille et certains investisseurs institutionnels à publier des informations sur les modalités de prise en compte des critères relatifs aux objectifs environnementaux, sociaux et de qualité de gouvernance (ESG) dans leurs politiques d’investissement et de gestion des risques.

Puis la réglementation a « invité » à une vraie gestion du risque de durabilité des investissements, pour arriver par exemple à la réglementation SFDR sur la classification des fonds. L’article 9 de la réglementation SFDR demande ainsi aux sociétés de gestion d’investir dans des sociétés durables, cette caractéristique étant donnée par leur propre définition.

Les investisseurs, les banquiers, sont réputés :

  • Pouvoir définir ce qui est durable et ce qui ne l’est pas selon leurs propres critères ; c’est vrai pour le réchauffement climatique, mais aussi plus généralement pour la planète et pour la société. Est-ce à la finance d’assumer ce rôle ?
  • Pouvoir mesurer ces critères : certes, il existe des données d’émissions de gaz à effet de serre, en amélioration constante mais elles sont encore partielles et souvent modélisées et volatiles (ex. : le scope 3 aval des banques, i.e. les émissions de leurs clients). La tendance de la plupart des investisseurs a été de se conformer aux exigences réglementaires en achetant des notations clé en main sans démarche réelle et construite, sans nécessairement prendre en compte les composants de la notation, en essayant essentiellement de faire du « damage control » sur les stratégies financières pour les impacter le moins possible. A l’opposé, quelques investisseurs ont tout misé sur le climat, la construction financière de portefeuille passant malheureusement trop souvent à la trappe.

 

Pour absorber ces demandes dans un cadre compatible avec les contraintes économiques et financières, des critères, souvent aussi complexes à comprendre qu’à faire comprendre, ont été déployés. Il s’agit par exemple de « l’intensité carbone », mesurée comme le rapport entre les émissions de GES et la valeur d’entreprise, ou par rapport au chiffre d’affaires. L’idée de départ est de dire qu’il serait normal qu’une entreprise qui croisse ou qui est de plus en plus valorisée en bourse, émette de plus en plus de GES. Mathématiquement oui… mais cela ne fait pas les affaires du réchauffement climatique, ni les affaires de la transparence et de la clarté.

Pour répondre aux pouvoirs publics, les investisseurs se sont organisés individuellement et en se coordonnant via des initiatives, des engagements au niveau mondial (ex. : Net Zero Asset Owner Alliance, Net Zero Banking Alliance ; initiative Climate Action 100 ; etc.). Ce mouvement auprès des entreprises prend de l’ampleur depuis assez récemment. Les entreprises sont dorénavant assaillies de questions ESG, auxquelles elles doivent répondre par des actes concrets, des engagements. Certaines n’ont pas hésité à changer drastiquement. Le finlandais UPM Biofore introduit ainsi sa démarche : « La planète n’en a rien à faire de l’intensité carbone ; ce que nous devons faire, c’est abaisser nos émissions de GES en absolu ».

Tout cela irait donc globalement dans la bonne direction. Au moins, le mouvement serait lancé. En schématisant, les Etats occidentaux se seraient donc reposés depuis des années sur le marché pour s’organiser, faire pression sur les entreprises, les classer en fonction de leur durabilité. Et cela aurait marché. Pourtant, les définitions de ce qui est durable ou « bon pour la planète » étaient vagues, et les entreprises elles-mêmes n’ont souvent pas les données nécessaires pour pouvoir effectuer un travail précis.

 

Les Etats se sont-ils donnés les moyens de bien réguler ces efforts pour relever un défi planétaire aussi essentiel et les choses vont-elles de manière certaine dans la bonne direction ?

Au premier abord, on peut avoir des doutes légitimes. Sans parler des COP, dont l’utilité est en débat depuis leur existence, commençons par revenir sur un organisme que tout le monde cite sans trop savoir ce qu’il est, le GIEC. Pour rappel, ce n’est pas un laboratoire de recherche, mais un organisme « qui effectue une évaluation et une synthèse des travaux de recherche menés dans les laboratoires du monde entier » (https://jancovici.com/changement-climatique/croire-les-scientifiques/quest-ce-que-le-giec/ ). Toujours est-il que la terre entière se réfère aux scénarios du GIEC pour évaluer les conséquences du réchauffement climatique. C’est donc un rouage essentiel dans le dispositif mondial. Quel est son budget ? 6 millions d’euros versés sur base de volontariat de chaque Etat (la France verse 1 million). Peut-être n’ont-ils pas besoin de plus pour coordonner les recherches mondiales sur le sujet ? Peut-être… Mais peut-être pourraient-ils faire bien davantage… ne serait-ce que sur une meilleure coordination des recherches scientifiques sur les solutions par exemple. Des chercheurs et ingénieurs cherchent des solutions dans tous les domaines, dans tous les pays, dans le but de lutter contre le réchauffement climatique, un enjeu d’intérêt mondial. Ne serait-il pas utile d’avoir une cartographie des efforts, de comprendre globalement qui fait quoi avec quels espoirs d’efficacité et sous quel horizon ? Et ce n’est qu’un exemple.

Revenons à la réglementation maintenant. La réglementation SFDR classifiant les fonds durables entre articles 8 et 9 est tellement confuse qu’elle est rejetée par un grand nombre d’acteurs. Amundi a même considéré que ses fonds « alignés sur l’accord de Paris » ne pouvaient pas nécessairement être considérés comme des fonds durables. Dans un article qui prend de l’ampleur, Net-Zero Carbon Portfolio Alignment[1], les auteurs soulignent que la clé de l’investissement durable doit s’appuyer sur le moment où l’on investit, dans la mesure où le GIEC a bien montré que la terre avait un budget d’émissions de gaz à effet de serre qui se réduit avec le temps. Il est donc faux d’appliquer les critères actuels d’un fonds aligné sur l’accord de Paris si on le démarrer dans x années, car on va émettre nécessairement trop de GES par rapport à ce que l’atmosphère peut absorber.

Les débats virulents sur les fonds articles 8 et 9 actuels montrent qu’en réalité, on ne sait pas vraiment ce que chacun fait, les régulateurs nationaux eux-mêmes exprimant des doutes sur l’interprétation de ces réglementations. Il est donc difficile de savoir si ce mouvement emportant des montants gigantesques de capitaux va vraiment dans la bonne direction.

 

Malgré tout, les Etats s’organisent petit à petit pour reprendre la main.

Il ne faut pas désespérer : la planification écologique en France, la coordination des efforts au sein du « green deal » européen, la réglementation sur la taxonomie européenne qui vise à définir ce qu’est un investissement « vert » ou « bas carbone » montrent des évolutions positives. Les entreprises elles-mêmes vont devoir publier de plus en plus de données permettant aux investisseurs de les discriminer sur une base de plus en plus objective.

Après, nous ne sommes qu’au début du chemin. La taxonomie européenne est encore jeune et loin d’être parfaite : c’est comme pour SFDR, il y a des zones de flou dans la définition des critères techniques et dans le périmètre des activités économiques. Donc pour l’instant c’est un peu aussi laissé aux entreprises de dire ce qui est vert de ce qui ne l’est pas…

Du côté de la gestion des dommages causés par les entreprises, des indicateurs ont également vu le jour :  les « Principales Incidences Négatives en matière de durabilité » (PIN) » (ou Principal Adverse Impacts « PAI » en anglais, le terme utilisé usuellement).

Nous sommes donc aujourd’hui dans une seconde phase. Si les investisseurs décident toujours de ce qui est durable, en matière de bas carbone, la taxonomie va devenir, avec le temps, le référentiel en Europe ; et ils doivent prendre en compte les principaux impacts négatifs objectivement définis de l’activité des entreprises dans lesquelles ils investissent.

Les choses vont donc dans la bonne direction, mais c’est encore embryonnaire. Est-ce que cela va suffisamment vite et bien ? Aux politiques également d’avoir le courage de ne pas tomber dans les méandres administratifs pour apporter des consignes claires et des directives efficaces. Et à eux de se former rapidement pour avoir un recul suffisant sur la situation pour prendre des décisions éclairées par le GIEC.

Après avoir laissé les investisseurs décider de ce qui est bon ou pas, en les laissant déplacer des masses gigantesques de capitaux, un peu à l’aveugle malgré tout, après s’être précipité sur des réglementations qui ne font pas consensus et sans que les Etats se coordonnent entre eux sur des actions plus énergiques et efficaces, les choses semblent commencer à rentrer dans l’ordre. Tout en étant des acteurs de la finance durable convaincus, il nous semble que c’est aux politiques de définir ce qui est bon ou pas pour la société, et aux politiques de définir les voies pour adapter les sociétés à des enjeux aussi transformants que le réchauffement climatique. Les entreprises et la finance doivent nourrir, accompagner ce mouvement, tout en restant à leur place.

 

[1] Patrick Bolton, Marcin Kacperczyk & Frédéric Samama (2022): Net-Zero Carbon Portfolio Alignment, Financial Analysts Journal, DOI: 10.1080/0015198X.2022.2033105; https://doi.org/10.1080/0015198X.2022.2033105

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